Un rat dans la cuisine

Monde sensible

09-04-2024 • 6 minutes

J’entendais trifouiller dans mes placards de cuisine depuis quelques jours. Au départ, deux petites crottes près de la gamelle vide des chats. J’ai compris que l’un de nos félins avait ramené la bête à l’intérieur.

La chasse au rat a duré 1h. Le combat final une quinzaine de minutes. Epuisette à la main, je me suis battue héroïquement. Une fois l’animal saucissonné dans mon filet, j’ai pu le libérer dans le jardin, les jambes encore tremblotantes. J’avais gagné.

Les jours qui ont précédé ma victoire, Supermulot a occupé mon esprit et mes nuits. Les injonctions de mon entourage ont déferlé à l’annonce de sa capture : « Achète des tapettes ! Tu en mets partout ! Et hop ! », « Il faut une cage ! Tu les attrapes et tu les noies ! », « Le poison ! Y a que ça qui marche. » Car c’est ainsi que nous réagissons quand nous nous sentons en danger. Quand un élément (ou un individu) perturbateur vient perturber, justement, l’équilibre de notre douce existence. Un réflexe qui consiste à vouloir se débarrasser du « problème » de manière radicale.

Je fais le lien avec une formation où un différend avait éclaté entre deux stagiaires. L’un deux, un homme, avait fait preuve d’agressivité envers la seconde. Elle était venue me voir en me confiant qu’elle avait peur qu’il ne lui fasse du mal. En écoutant son récit, j’avais ressenti cette fameuse boule au ventre qui m’est si familière. Je lui avais répondu alors qu’elle pourrait compter sur moi. Que je questionnerais son compère pour élucider l’affaire et recadrer la situation. Entre-temps, plusieurs participants étaient venus tour à tour m’informer du comportement inacceptable du principal suspect. Leur colère était ouvertement exprimée, et si personne ne formula d’injonction, le message était clair : « C’était inadmissible et ce gars-là n’avait rien à foutre là ». Si j’avais écouté mes émotions à ce moment-là, entre peur et indignation, j’aurais certainement condamné le stagiaire concerné. Je lui serais peut-être rentrée dans le lard direct, ou j’aurais fait le nécessaire pour qu’il quitte le groupe une bonne fois pour toutes. J’assurai le suivi de l’affaire les semaines qui suivirent, en off, et la situation s’apaisa d’elle-même. Leurs relations redevinrent cordiales, et l’affaire était classée.

Nos émotions sont comme un grand siphon. Nous baignons dans ce siphon jusqu’au cou. Les moments où nous « pétons les plombs », sont les moments où nous ne parvenons pas à maintenir la tête hors de l’eau. Notre capacité à garder la tête hors de l’eau, et donc à continuer de réfléchir posément malgré la tourmente intérieure, dépend de nous ET de notre contexte à l’instant T. Un pétage de plombs est un symptôme comme un autre. Il parle d’un système.

En improvisation théâtrale, nous cherchons à développer notre capacité à prendre de la hauteur par rapport à la situation que nous sommes en train de co-créer en temps réel, pour pouvoir contribuer à sa cohérence globale. Nous sommes ouverts, à l’écoute, en accueil… mais il arrive que nous bugguions. Quand j’ai l’impression que mes partenaires « fabriquent » trop l’histoire, ou que je ne suis pas suffisamment à l’écoute, alors il m’arrive de ressentir cette tension, devant ce que je juge d’incohérent à ce moment-là. Cette tension engendre automatiquement la fermeture, la résistance, le refus. Comme pour Supermulot, ou pour notre stagiaire. Quand le beurk s’arrête au jugement, et que nous arrivons à passer outre pour retrouver notre posture d’ouverture et d’accueil, lâcher le cerveau pour en revenir à l’ici et maintenant de ce que nous exprime notre interlocuteur, alors « emballez, c’est pesé ! » Mais quand nous restons campés sur nos résistances, qui viennent alimenter nos croyances, confirmer nos jugements, influencer nos décisions et nos actes, alors c’est raté.

La prochaine fois que vous observerez un discours ou un comportement qui vous insupporte, oubliez tapettes, cages et poison. Respirez, sortez du siphon !