Le dirigeant pas content

Monde sensible

04-09-2023 • 9 minutes

C’était une séance individuelle, dans les locaux de son entreprise. Le dirigeant de 52 ans afficha tout de suite un air grave. Nous nous retrouvions pour la troisième et dernière séance « état des lieux et précision des objectifs », pour définir ensemble la porte d’entrée du travail à déployer ensuite. Ce jour-là, Stéphane avait perdu « le » sens. Le sens de se donner du mal, pour une activité qui ne semblait pas motiver ses collaborateurs : retards, départs, nonchalance… il avait l’impression d’avoir affaire à des « gamins irresponsables ». Bref, il en avait « ras-le-bol » et était prêt à tout « envoyer bouler ». Que devais-je faire ? Surtout, ne pas lutter, ni résister. Ne pas chercher à rassurer, et encore moins à convaincre. Juste accueillir. Accepter mes propres tensions, ces peurs et ces doutes, cette tempête vécue par circularité systémique… encore une fois, respirer, me détendre, lâcher. Concentrée, attentive, mais détendue… Soudain, j’ai ressenti comme un élan. L’envie d’entrer dans cette nouvelle énergie qui se présentait. Nous nous sommes retrouvés dans un jardinet situé derrière l’immeuble, sous les arbres. Je l’ai invité à courir, sur la distance qui lui conviendrait, en gardant les yeux fermés. Dès le démarrage, il devrait s’élancer à toute vitesse. Quand il arrêta sa course, il se retourna vers moi. « Alors… », lui demandai-je, «… comment est-ce que tu as vécu l’exercice ? » « Bien… » répondit-il, pensif, comme s’il cherchait à comprendre où je voulais en venir. « Comment est-ce que tu t’es senti ? » « Bien… super bien. J’ai kiffé, même. » « C’est quoi que tu as kiffé ? » « Je me suis senti libre. » Pour la première fois depuis le début de notre séance, je retrouvais son visage, détendu : « C’est ça que je veux : me sentir libre, léger. » Alors je lui ai partagé mon feedback : j’étais surprise de voir avec quelle facilité et quelle aisance il avait réalisé l’exercice. « Ben, en fait, c’est pas difficile pour moi. J’aime ça, ça ne me fait pas peur. Ce que les autres prennent pour des challenges, moi ça m’éclate. » De fil en aiguille, je l’ai invité à établir des liens avec les propos qu’il avait tenus en début de séance. Il a ajouté qu’il aimait son rôle de chef d’entreprise, qu’il avait choisit cette voie en connaissance de cause, et qu’au final, elle était là, sa place. Il exprima son soulagement d’avoir pu poser ces mots. Nous étions simplement allés « au bout du processus », comme je dis souvent. C’est-à-dire au bout de ce qui était là pour lui à ce moment précis. Sans jugements, sans attentes. Nous avons déroulé le fil. Comme un culbuto, si nous acceptons de suivre le mouvement, d’aller au bout de chaque processus qui se présente à nous, alors nous reviendrons au point d’équilibre, tôt ou tard, pour replonger ensuite dans un nouveau processus. Mais nous vivons dans la société du vite et de l’efficace, du vite efficace, du « efficace, et vite ! »… et alors, bien souvent nous forçons. Or, paradoxalement, c’est quand nous suivons le mouvement que nous lui permettons de s’accomplir. Quand nous forçons, nous pressons, bien souvent, nous freinons, ou entretenons. L’accompagnement, c’est cet Art subtil du « pousser-tirer », s’immobiliser parfois, que l’on adapte en tant réel, en fonction de ce qui émerge. Si l’on se rend compte que l’on a trop tiré, ou trop attendu pour pousser… qu’importe ? Il ne s’agit pas de poser THE question puissante, d’avoir LA super réplique à tous les coups, L’outil qui déchire… mais d’apprendre à reconnaître le mouvement « juste », au sens de « justesse ». Ce point d’équilibre délicat, à la fois si puissant et fragile. Ce point où tout peut basculer, et dont on s’éloigne parfois pour mieux y revenir, entre cadre et souplesse, rigueur et liberté.