Lâcher-prise et "faire avec"

Monde sensible

26-03-2024 • 6 minutes

Le comédien est debout sur scène, face public, immobile et concentré. Il sait qu’à partir du coup de sifflet il disposera de 45 secondes pour donner vie à un personnage, une action, une situation : il est à la fois comédien et metteur en scène. La performance improvisée dépendra de sa capacité à interpréter le thème. 45 secondes pour lâcher-prise, donner vie à un fragment d’histoire et embarquer son public. Le thème imposé, qu’il ne connaît pas à l’avance, est son sujet. A partir du moment où il lui sera lancé par le présentateur, le comédien improvisateur devra se jeter à l’eau instantanément, sans même avoir le temps de réfléchir.En animation de sessions de prise de parole en public pour managers, j’utilise un exercice qui consiste à inventer une histoire en cinq étapes à partir d’un mot. Très souvent, au moment où ce mot est donné, le participant lève les yeux au ciel, en mode « Wouhaou, c’est difficile ! » Trois secondes s’écoulent ainsi avant qu’il ne se décide à commencer son histoire. Trois précieuses secondes qui ne sont pas mises au service de sa concentration mais de son jugement par rapport au thème imposé. Ces trois secondes cristallisent notre difficulté à accueillir ce qui se présente à nous, et que nous n’avons pas choisi, sinon avec enthousiasme, du moins avec ouverture. Elles sont représentatives de notre incapacité à rester mobilisés face à l’imprévu. Certaines personnes réagiront ainsi quelque soit le thème : ce n’est jamais le bon, il est toujours difficile, « Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir dire ? » Les compétences et les outils de l’improvisation théâtrale permettent de « faire avec », sans sourciller. En 45 secondes, nous n’avons pas le temps, devant un public, d’évaluer si le thème nous convient ou pas. Si nous aurions pu avoir mieux ou pas. Nous devons faire. Faire avec, coûte que coûte. Toute la subtilité, selon moi, consiste à interpréter un thème à partir de notre univers spécifique. Comme je le dis souvent : « Tu n’as pas le choix, tu dois en faire quelque chose. Alors fais-en ce qu’il te plaît. » Par exemple, si le thème imposé est « Elections présidentielles », et que je ne suis pas inspirée par ce genre ce sujet, il me faut, en une fraction de seconde, trouver l’intention précise où je serai en mesure de me sentir à l’aise, à ma place, et en capacité à créer un résultat efficace, performant.Le secret, c’est d’incarner immédiatement un personnage dans lequel je me sens à l’aise. Peu importe le personnage, il faut plonger direct, pas le temps de réfléchir. L’un des principes de l’improvisation et du lâcher-prise, c’est de s’adapter sans cesse. Accueillir la contrainte pour ce qu’elle est, sans disperser sa concentration ni son énergie dans le jugement. Puis se positionner, affirmer sa propre manière d’intégrer cette contrainte pour créer, innover. Bien entendu, cette intention est plus facile à nourrir et à développer sur une scène, dans le cadre d’un spectacle où le comédien est là pour ça, préparé à improviser avec tout ce qui se présentera à lui. C’est d’ailleurs pour l’exercice, précisément, qu’il pratique le théâtre d’improvisation. Dans le monde de l’entreprise, nous ne choisissons pas toujours. Nous n’avons pas que des contraintes à intégrer, précises, et encore moins ludiques, mais aussi des aléas interactionnels qui, au bout de plusieurs jours, semaines et mois, voire de plusieurs années, mettent la motivation et la collaboration à rude épreuve. Les enjeux ne sont pas les mêmes non plus, et les responsabilités impactent bien souvent d’autres personnes que soi-même. De plus, les process en place ne permettent pas toujours de déployer des actions personnalisées. Et pourtant, il existe bien un espace, une fine marge de manœuvre personnalisable, même infime, qui rend possible l’appropriation et permet de déployer un leadership juste et adapté, au service de ses objectifs.