Nous jouions un match d’improvisation théâtrale en France. L’équipe que nous rencontrions était composée d’Italiens francophones. Le thème proposé par l’arbitre : « Allez, hop, on y va ! » Je suis rentrée face public, et je tournais régulièrement la tête vers mon binôme italien pour créer le contact visuel et commencer à caler nos intentions. J’étais face à une piscine imaginaire, en train d’exécuter des flexions, accompagnées de mouvements de bras, en guise d’échauffement, car j’avais choisi d’incarner une nageuse olympique au bord d’un bassin, s’apprêtant à plonger. Soudain, mon partenaire transalpin me tendit les bras et me lança : « Vas-y ! » Alors, je soufflai un dernier coup, comme pour me concentrer, je me tournai vers lui, et commençai à courir… La scène mesurait une dizaine de mètres, et bientôt je ne fus plus qu’à quelques pas de ma cible. Sans marquer le moindre ralentissement, nous nous fixâmes dans un éclair, et je bondis en avant, les bras écartés, dans un saut de l’ange totalement improvisé. Plus petit que moi, il parvint à me saisir au niveau du buste, bras tendus, et tourna plusieurs fois sur lui-même. Je restais droite et raide dans ce mouvement périlleux, les bras en croix, m’en remettant entièrement à ce comédien que je connaissais, au fond, bien peu. Le public avait d’abord crié, de surprise, puis éclaté dans un tonnerre d’applaudissements et d’éclats de rires complices.
J’avais lâché prise, à mes risques et périls. Je lui avais fait confiance, et j’avais eu raison. Mais en y repensant, c’était quitte ou double. Je n’avais aucune garantie qu’il parvienne à me rattraper, et encore moins à me soulever. Il avait lâché prise aussi, à ses risques et périls. Il ne connaissait pas mon poids, il ne pouvait pas évaluer l’élan avec lequel je m’élancerais sur lui… et pourtant, il n’avait pas sourcillé : à la fois déterminé, concentré et suffisamment détendu pour s’adapter à se qui se présenterait.
Ce moment restera à jamais gravé dans ma mémoire. Il cristallise selon moi l’ensemble des compétences que nous mettons en œuvre en tant que comédiens d’improvisation : écoute, confiance, acceptation, clarté de l’intention, spontanéité, action… C’est le lâcher-prise, au cœur de notre discipline, qui fait la performance de l’improvisation.
La performance, étymologiquement, c’est « la manière de se comporter » d’un cheval pendant la course. On parle d’ailleurs de « performance artistique », une performance où résultat et manière ne font qu’un. Le résultat, c’est la manière. Et pourtant, dans le domaine de l’entreprise, la performance est un résultat chiffré, piloté par des indicateurs qui ne laissent aucune place à l’interprétation. Quoique, parfois… Comment donc mesurer une performance de manière ? Comment évaluer que cette performance nous conduira à un résultat tangible ? Comment identifier ce qui facilite ou empêche la performance avant même d’avoir accès aux résultats qu’elle génère ?
Je considère que la performance en tant que résultat quantifiable est le résultat d’une performance de manière, elle aussi mesurable. Plus mouvante, plus sensible, plus incertaine… quoique, parfois… mais essentielle pour évaluer les conditions propices à une performance de fond, suffisamment solide pour perdurer dans le temps et s’adapter aux aléas de l’environnement et des transformations internes. Evaluer son niveau de performance de manière, qui inclut la qualité des interactions entre les individus au sein d’une même équipe, d’une même entreprise, en passant par le management, est essentiel pour anticiper les baisses de vitesse et les tensions éventuelles, symptômes de mutations plus profondes qui se perçoivent parfois de loin, quand on accepte de se poser un instant, lever la tête et observer.