Pour lâcher prise sur commande, il nous « suffit » de nous plonger pleinement dans l’action au moment même où elle se déroule, au cœur de l’instant T. Ne pas ruminer ou penser à ce que nous venons de faire, ni anticiper, c’est-à-dire réfléchir à ce qui sera. Nous tenir « juste » là, à l’endroit et au moment précis où nous sommes en train de regarder, d’écouter, de dire, de décider ou encore de faire. À la fois concentrés et détendus : « aware », comme dirait un grand philosophe.
Le lâcher-prise ne va-t-il pas ainsi à l’encontre des besoins de nos entreprises et de nos activités ? Oui, bien sûr, car il n’est pas possible de naviguer à vue, de se dire « on fait et on verra », ou encore « peu importe ce qui a été, avançons… » Quoi que, parfois… Si organiser, prévoir, anticiper et capitaliser sont essentiels à la conception et au déploiement de nos stratégies, le contexte, de plus en plus mouvant et incertain, nous appelle vivement à l’improvisation.
Parmi les compétences phares de ces dernières années : l’adaptabilité, l’une des soft skills à laquelle le monde professionnel est fort sensible. Et pour cause. Il s’agit de savoir faire avec ce qui est, avec ce qui vient, même quand ce qui est et ce qui vient sortent des sentiers battus et de nos feuilles de route.
En improvisation théâtrale, nous développons nos compétences d’adaptation en temps réel, grâce à notre capacité à lâcher prise, justement. Comment lâcher le mental, se retenir d’anticiper, pour rebondir sur ce qui est, précisément, pour les uns et pour les autres ? Comment intégrer la proposition à laquelle je ne m’attendais pas ? Par exemple, si je suis en train de cuisiner dans une scène imaginaire, que j’ouvre le four pour en sortir un gâteau, et que mon partenaire me lance : « Ben pourquoi tu as fait cuire le chat ? », une partie de moi aura peut-être tendance à se crisper, à réagir avec pour première intention de décliner, de refuser… mais il me faudra ensuite me remobiliser pour permettre à cette proposition de coexister avec ma première intention : « Parce que le boucher n’avait plus de rôti ! Les pommes de terre sont celles du jardin, j’espère que tu vas aimer… » Et hop ! Le public n’y voit que du feu, et l’histoire improvisée continue.
Ecouter, donc, prendre en compte même ce qui nous surprend, voire nous dérange. Ecouter pour pouvoir intégrer, c’est-à-dire valider, donner du crédit, donner pour vrai, quoi qu’il arrive. C’est ce qui est le plus difficile dans le lâcher-prise : accepter l’imprévu, l’imprévisible, le non planifié, le différent de ce que nous aurions voulu, cru, attendu. Pourtant, la Vie est ainsi faite, et nos activités professionnelles en sont un bel échantillon. Rien que la nécessité de s’adapter aux différentes personnalités avec lesquelles nous interagissons au quotidien est un exemple parmi d’autres de cette adaptabilité dont nous devons faire preuve.
Mais le lâcher-prise n’est pas une compétence dans l’absolu. Il se déploie de manière inégale, en fonction des périodes et des contextes dans lesquels nous évoluons. Personne ne lâche prise toujours et en toutes circonstances. En improvisation théâtrale, nous parvenons à lâcher prise quand le cadre dans lequel nous évoluons nous permet de le faire. Et la performance est atteinte, quand notre lâcher-prise s’exprime au service de ce cadre, du « Tout » de l’histoire, un « Tout » cohérent qui se dessine et prend forme en temps réel. Lâcher prise pour lâcher prise, sans tenir compte de cette cohérence globale, n’a selon moi aucun intérêt. Cela vient même pénaliser la cohérence d’ensemble, et devient donc contre-performance.
Le lâcher-prise, compétence de la juste adaptabilité, requiert, pour devenir possible, de créer les conditions adéquates à son émergence. Ces conditions sont garantes du cadre de sécurité qui, justement parce qu’il le contient, lui offre la pleine liberté d’exister et de contribuer au « Tout », composé d’enjeux, d’objectifs et de contraintes.